dimanche 17 mars 2024

Ravel


Jean Echenoz
Minuit, 2006



Vous vous en doutez aisément, c’est le film d’Anne Fontaine récemment sorti en salles qui m’a donné envie de lire ce roman. De Jean Echenoz, je n’avais jusqu’à présent lu qu’un seul titre, qui m’avait laissée sur ma faim (je ne sais même lequel c'était, c’est dire…). Mais j’avais envie de rester dans l’atmosphère de ce film délicat, aussi ai-je suivi les conseils qui m’avaient été donnés par quelques lectrices de confiance… Bien m’en a pris !


Le livre que l’écrivain consacre à Ravel se concentre sur les dix dernières années de son existence : de la veille de son départ pour une tournée triomphale sur le continent américain à sa mort, soit de 1928 à 1937. Mais ce n’est pas tant le récit des événements marquants de son existence qui nous est proposé que le portrait impressionniste d’un homme peu ordinaire. En quelques pages - le livre est bref et, pour peu que vous l’ouvriez un dimanche, comme ce fut mon cas, vous le terminerez dans la journée - Echenoz parvient à nous offrir une image très nette, mais aussi extrêmement subtile du personnage étonnant que fut Ravel. 


Par petites touches, dans une prose simple et élégante, opérant à l’occasion quelques brefs retours dans le temps, Echenoz révèle son tempérament, sa détermination, son élégance, ses blessures intimes, cet improbable mélange de rudesse et d’affabilité, de raffinement et de rugosité. De la même manière, il relate ses tentatives restées vaines de remporter le prix de Rome, l’acharnement que cet ancien réformé mit à obtenir son incorporation dans les troupes envoyées sur le front de la Grande Guerre, les conditions de la création du Boléro, son incapacité chronique à trouver le sommeil et les assauts croissants d’une maladie qui attaqua son système cérébral et l’empêcha de continuer à composer jusqu’à son décès consécutif à l’intervention chirurgicale par laquelle on tenta de le soigner.


L’attachement et la tendresse d’Echenoz à l’égard de son personnage sont si manifestes qu’ils suscitent chez le lecteur un profond sentiment d’empathie. Rien de théâtral, pourtant. Tout se joue dans de menus détails, dans l’évocation d’une humeur passagère, dans une simple remarque, dans le choix d’un mot qui vient éclairer une scène. Pourtant, lorsqu’on referme la dernière page du roman, on ne peut qu’être étreint par l’émotion.


J’ignore quelles ont été les sources d’inspiration d’Anne Fontaine pour écrire le scénario de son film et le réaliser, mais elle avait certainement lu ce livre. J’y ai retrouvé une même construction, une même atmosphère intimiste, une même approche impressionniste, une même attention portée aux silences et aux détails permettant de révéler une personnalité. Phénomène étonnant, ayant lu le livre quarante-huit heures après avoir vu le film, de nombreuses images de celui-ci me réapparaissaient à la lecture des mots d’Echenoz. Un splendide doublé, en somme.

mardi 12 mars 2024

Le rouge et le blanc

Harold Cobert
Les Escales, 2024


N’allez surtout pas croire qu’après Belle-Amie Harold Cobert ait eu à nouveau envie de plonger dans le XIXe siècle pour nous offrir une variation sur le grand classique de Stendhal. C’est plutôt à une immersion dans le siècle suivant qu’il nous invite, en déroulant une vaste fresque nous emmenant en Russie, des années pré-révolutionnaires à la chute du Mur de Berlin.


Les héros en sont deux aristocrates qui, bien que frères, ont des caractères aussi dissemblables que possible. Un contraste qu’a très vite perçu Natalia, la fille de leur gouvernante, aux côtés de laquelle ils ont grandi et qui n’aime rien tant que jouer de leur rivalité. Si le cadet Ivan, heurté par la différence de traitement réservé à Natalia, se range rapidement aux idées marxistes pour éradiquer les inégalités de classe, Alexei est quant à lui partisan d’un progressisme libéral. Ainsi, lorsque éclate la Révolution, empruntent-ils des chemins différents, scellant définitivement leur opposition. Quant à Natalia, l’amour qu’elle porte aux deux jeunes hommes ne l’empêchera pas de choisir son camp pour prendre une part active au grand bouleversement qu’est en train de connaître la Russie.


Construit autour des destinées de ce trio, Le rouge et le blanc est un ample roman qui relate avec minutie l’histoire de l’événement déterminant que fut la Révolution de 1917 et ses impacts sur la scène internationale. L’un de ses principaux atouts réside précisément dans le traitement réservé aux principaux protagonistes. Jouant sur leurs positions sociales respectives et leur sensibilité individuelle, l’auteur brosse un tableau de la Russie tsariste avant de mettre en lumière la manière dont un idéal s’est vite transformé en un dogmatisme qui conduisit à l’impensable. On suit avec effroi leur évolution, et les choix effectués par les uns et les autres font plus que froid dans le dos… 


L’auteur s’est de toute évidence appuyé sur de solides connaissances et une scrupuleuse documentation pour restituer avec précision le contexte historique qui préside à leurs destinées. Le roman revêt ainsi une dimension didactique tout à fait appréciable (surtout pour les lecteurs dont les cours d’histoire sont désormais quelque peu lointains) … C’est peut-être aussi le (petit) défaut de sa qualité : on aimerait parfois que le souffle romanesque l’emporte davantage sur la dimension historique. Pas de quoi toutefois bouder son plaisir : je n'ai pas mis plus de quelques jours à dévorer ce petit pavé dont la fin m'est apparue tout à fait réussie ! 





jeudi 7 mars 2024

Fabriquer une femme

Marie Darrieussecq
POL, 2024


De cette auteure, je n’avais plus rien lu depuis… Truismes, son premier roman paru en 1996. Et pour cause, malgré le bruit qu’il avait fait à l’époque, il ne m’avait guère convaincue et son style m’avait semblé sans relief. Toutefois, ayant eu l’occasion d’entendre à plusieurs reprises Marie Darrieussecq parler de son dernier roman, j’ai eu envie de retenter l’expérience. D’autant que s’ajoutait à un sujet qui me touche et m’intéresse particulièrement un retour sur les années de mon adolescence - étant de la même génération que l’auteure - qui n’était pas pour me déplaire. 


Nous voici donc ramenés dans les années 80 pour suivre les cheminements respectifs de deux amies aussi dissemblables que possible : Rose et Solange. Côté architecture générale de l’ouvrage, ne vous attendez pas à un travail d’orfèvre. On reste basique simple : grand un, Rose ; grand deux, Solange.


Rose, donc. Une jeune fille qui a choisi son mari dès ses années collège (ou même de primaire ?), ce dont elle ne démordra pas en dépit des diverses attirances qu’elle éprouve - et de l’extrême banalité du garçon qui nous est dépeint. Autant dire que les 150 premières pages du roman sont d’un ennui abyssal. 


Heureusement, Solange nous apporte ensuite une matière romanesque un peu plus consistante : enceinte à quinze ans, elle quittera son village basque natal pour gagner Paris, puis Londres et enfin Los Angeles - laissant au passage son bébé sur les bras de sa propre mère - pour mener une médiocre carrière d’actrice. L’occasion pour l’auteure d’évoquer pêle-mêle l’attraction de la capitale anglaise, les Bains Douches, les stars de l’époque, la peur du sida… N’étaient les souvenirs qui me sont remontés en mémoire, je n’aurais, je le crains fort, pas trouvé beaucoup plus d’intérêt à cette seconde partie. Ces portraits d’adolescentes m’ont en effet semblé terriblement creux - et le titre du roman, de ce fait, bien emphatique. Quant au style de l’auteure, constitué d’un enchaînement de phrases courtes, sans profondeur, il ne m’a pas plus touchée qu’à la lecture de Truismes. 


Prochaine tentative dans vingt-cinq ans ? Malgré toute la sympathie que j'ai pour l'auteure, rien n’est moins sûr…

 

lundi 4 mars 2024

Entendre nos fantômes

Sacha Perrine
Robert Laffont, 2024



On connaissait le polar historique, le polar social ou encore le polar dystopique, voici à présent le polar psychanalytique.

Nous sommes à Uzès dans les années 80 et le boulanger du village vient d’être assassiné. Seuls deux de ses doigts et un message ont été retrouvés sur la scène du crime. La population est en émoi, d’autant qu’un deuxième meurtre est bientôt commis sur la personne de la mère de la victime, dont on vient tout juste de célébrer le rôle qu’elle a joué dans le réseau local de la Résistance…


Pour mener l’enquête, un enfant du pays qui avait quitté Uzès dix ans auparavant, le capitaine Dick Burgaud, est appelé. Pour Vick Vickensen, revoir Dick n’est pas sans raviver de douloureux souvenirs. En dépit de ses rancoeurs - qui n’effacent en rien l’affection qu’elle lui porte - elle va l’aider à résoudre l’énigme. Vick est en effet une psychanalyste très en vue qui avait la victime pour patient.


Convoquant les rêves et étudiant les différents indices et messages laissés par le meurtrier sous l’angle de l’analyse, Sacha Perrine construit un polar original qui plonge ses racines dans les heures les plus sombres de notre histoire. Le psychanalyste qu’est lui-même l’auteur donne à ses personnages une couleur singulière, y compris dans les relations que chacun entretient avec ses proches et dont on comprend progressivement sur quelles fondations elles se sont construites ; les dialogues sont savoureux et l’intrigue se déploie de manière assez originale pour le genre. 


Y aura-t-il une suite aux aventures du Dr Vick Vickensen ? Si tel est le cas, j’aurai plaisir à replonger dans cet univers.

mardi 27 février 2024

Rapatriement

Eve Guerra
Grasset, 2024



Annabella a vingt-trois ans. Elle est étudiante en lettres à Lyon. Son père vient de mourir, dans un pays d’Afrique où il était expatrié de longue date - la narratrice étant elle-même née au Congo-Brazzaville d’une mère congolaise. 


La voilà qui abandonne tout, études, logement, pour rejoindre sa famille à Royan, dans l’impossibilité d’expliquer à son petit ami la raison de son départ, lui ayant toujours laissé croire qu’elle avait déjà perdu son père. Elle provoque ainsi une rupture qui ne demandait qu’une ultime étincelle pour être consommée.


Tout l’enjeu va être de rapatrier le corps de ce père dont les derniers mois d’existence semblent nimbés de mystère, donnant lieu chez la narratrice à une réflexion introspective.  


J’ai bien peur de n’avoir pas grand chose à dire de ce roman qui ne m’a guère passionnée et qui rejoindra le bataillon de ces récits évoquant une histoire familiale douloureuse, construite sur un mensonge, autour d’une figure paternelle ténébreuse. C’est une trame dont il m’est pourtant arrivé d’apprécier certaines variations, mais qui n’apporte ici rien de bien nouveau. Le roman joue en outre sur de trop nombreux tableaux : violences familiales, secret vénéneux, héritage colonial, force rédemptrice - ou pas - de la littérature, sans vraiment approfondir aucun de ces aspects, le tout dans un style que j’ai trouvé un peu apprêté (ces phrases sans point, ces retours ligne surgissant inopinément sans imprimer de véritable effet sur la rythmique du texte…). 


J'aurais aimé être moins sévère, d'autant qu'on devine derrière les mots de l'auteure une part autobiographique. Malheureusement, ce premier roman ne me laissera de toute évidence aucune empreinte durable.

samedi 24 février 2024

Un message caché selon Holbein

Allain Glykos
Ateliers Henry Dougier, 2024



Peut-être connaissez-vous cette collection intitulée « Le roman d’un chef-d’oeuvre » ? Il s’agit - souvent à la faveur d’une grande exposition - de présenter sous une forme romanesque l’histoire d’un tableau. Ainsi, depuis le mois de novembre et jusqu’au 14 avril, la Queen’s Gallery de Buckingham Palace présente-t-elle « Holbein à la cour des Tudors » : l’occasion pour l’éditeur de proposer un titre consacré à l’oeuvre sans doute la plus célèbre du peintre : Les Ambassadeurs.


Sa notoriété, ce tableau la doit bien évidemment à la richesse de ses détails dont chacun possède une signification propre, à la puissance de sa composition, à la beauté de ses couleurs, à la précision avec laquelle sont reproduites les différentes étoffes, en un mot à sa perfection esthétique. Mais c’est surtout la forme intrigante que l’on peut voir au premier plan qui a accru sa renommée : une étonnante anamorphose qui ne révèle sa véritable forme et son sens que lorsque le spectateur se déplace du centre du tableau vers le côté, jetant alors un autre éclairage sur la toile.


Pour nous en expliquer à la fois le contexte historique et le sens, Allain Glykos nous propose le journal imaginaire tenu par son commanditaire, Jean de Dinteville, émissaire de François Ier auprès de Henry VIII, et qui n’est autre que l’un des deux personnages représentés.


Certes, ce texte s’adresse à des néophytes et il ne faut guère en attendre d’étude extrêmement poussée, pas plus que de grande inventivité littéraire. Néanmoins, pour qui, comme moi, connaît bien mal l’histoire des relations et des influences entre les différentes puissances européennes du XVIe siècle, ce livre en retrace les grandes lignes avec une parfaite limpidité, donnant à comprendre ce qui a présidé à la naissance de ce chef-d’oeuvre. Il nous offre ainsi deux heures de lecture aussi plaisantes qu’instructives, et ne nous laisse qu’une envie : prendre l’Eurostar pour aller observer cette toile magnifique dont tous les secrets nous ont été révélés.







lundi 19 février 2024

Les monuments de Paris

Violaine Huisman
Gallimard, 2024



Lire le premier livre de Violaine Huisman, Fugitive parce que reine, m’avait fait l’effet d’un séisme. Moins de deux ans plus tard, elle m’infligeait une réplique avec Rose désert. D’une prose impétueuse elle avait d’abord fait le portrait d’une mère fantasque et flamboyante avant de revenir sur sa propre trajectoire et sa tumultueuse adolescence. Sa mère et elle-même occupaient tout l’espace romanesque. Quelques femmes, néanmoins gravitaient autour d’elles : grand-mère, soeur, les hommes étaient quant à eux relégués à l’arrière-plan. On entrevoyait toutefois la figure paternelle, non moins anticonformiste que le reste de la famille. C’est elle que Violaine Huisman s’attache aujourd’hui à dépeindre dans son troisième opus.


Denis Huisman avait quelque chose d’un ogre : sa stature, d’abord, en imposait. Mais c’est surtout sa démesure qui le caractérisait avant toute chose. S’il allait à la boulangerie, il n’en ressortait pas sans des dizaines de viennoiseries et un large assortiment de pâtisseries, quand bien même ils n’allaient être que deux ou trois à les déguster. Pour ranger ses livres, il avait fait l’acquisition d’un trois-pièces voisin de son propre appartement dont tous les murs, y compris ceux de la salle de bains et des toilettes, étaient couverts du sol au plafond de rayonnages.  


Cultivé, il était l’auteur de quelques ouvrages de vulgarisation philosophique. L’homme d’affaires qu’il était avant tout avait pris soin d’imaginer un format qui assurerait à ses livres le succès commercial. Denis Huisman, c’était un étonnant mélange de savoir et de flambe, de largesse et de narcissisme. Peut-être est-ce pourquoi la narratrice n’a pu s’en approcher qu’au crépuscule de sa vie, alors qu’il était cloué dans un fauteuil médicalisé, impuissant désormais à imprimer le tempo de sa vie et de celle de ses proches ?


Mais en s’attelant à ce nouveau portrait, c’est celui d’un autre homme qui se dessine également, celui de Georges Huisman, le grand-père de Violaine, qui fut un parfait exemple de la méritocratie à la française : de très modeste extraction, il devint un haut fonctionnaire, ministre des Beaux-Arts dans les années 30 et co-fondateur du festival de Cannes. Une carrière à laquelle la guerre mit un coup d’arrêt brutal. Juif, il fut révoqué. Il dut fuir et se cacher, jusqu’à son arrestation, en 1942. Après la Libération, il sera nommé conseiller d’Etat. Lui qui ne s’était jamais senti juif avant la guerre se mobilise alors pour la fondation de l’Etat d’Israël et s’engage dans la création de lieux de mémoire pour la Shoah.


Ainsi, en évoquant l’histoire de sa famille, ce sont aussi les années les plus sombres de celle de la France qu’en vient à retracer Violaine Huisman. Or, c’est précisément là que le texte m’a semblé achopper. Composé de trois parties, il s’attarde d’abord sur la figure de Denis, dont Violaine détaille le parcours, rendant compte de la nature de la relation qu’elle entretenait avec lui et de l’amour qu’ils se portaient mutuellement. On y retrouve ce style volcanique, à fleur de peau, qui fait la marque de cette auteure et dans lequel elle excelle. Mais lorsqu’elle en vient à la figure de son grand-père, qu’elle n’a pas connu, elle n’a d’autre matériau à sa disposition que des souvenirs qui lui ont été relatés, des documents administratifs, des articles et une thèse qu’une étudiante lui a consacrée. Il y a moins de chair, Violaine disparaît presque complètement, et le style s’assagit virant presque à la notice historique. Si le fond ne manque évidemment pas d’intérêt, j’avoue m’être un peu ennuyée à la lecture de cette deuxième partie. Dommage que la troisième et dernière soit si courte, car j’ai eu le plaisir d’y retrouver  Violaine - la narratrice, et l'auteure que j’apprécie tant ! J'espère bien la retrouver dans son prochain livre...